Publié le 20 Novembre 2010

 

Un comédien joue Corcovaël, un autre joue à la fois Le Chevalier et Jude. Juste quelques éléments accessoires ( chapeau, épée, ordinateur) peuvent indiquer le changement de personnage.

Toute la pièce se passe dans une petite maison de l’île de Paqueta, dans la Baie de Guanabara, Rio de Janeiro . Brésil. Nous sommes dans le bureau d’un écrivain : 1 divan, table de travail, 2 chaises, des agrandissements d’enluminures au mur qui changent selon les scènes. ( accessoires : ordinateur, plume sergent major et encrier, chapeau et épée de Chevalier). Seul changement : les enluminures agrandies sur les murs comme des paysages.

 

Première Partie

Scène 1

 

Décor : Un bureau dans une petite maison à Paquetá, sur le mur du fond l’agrandissement d’une enluminure représentant l’ange regardant le Corcovado avant la sculpture du Christ Rédempteur et, à côté de lui, un chevalier de dos. L’ange représenté sur la peinture est le même que le personnage de la pièce. Sur tous les agrandissements de la pièce, l'Ange aura des ailes, le personnage de la pièce, non. De la même façon, sur tous les agrandissements, à l'exception de la deuxième enluminure (scène 5), l'ange aura une bosse marquée. Le personnage de la pièce, lui en aura une, visible, mais très légère.

 

Corcovaël                    — Bonjour, je peux entrer ?

Jude                             — La porte est ouverte.

Corcovaël                    — Oui, c’est ce que je me suis dit, la porte est ouverte,

alors …

Alors je vais venir. Mais je vois que vous travaillez. Je vous dérange peut-être ? Quelle heure est-il donc ?

Jude                             — Onze heures. Vous ne m’importunez pas, c’est l’heure

à laquelle j’arrête d’écrire.

Corcovaël                    — Oui, je sais …

Jude                             — Pardon ?

Corcovaël                    — Je disais : Oui, je sais.

Jude                             — Comment savez-vous ça ? Je ne vous connais pas.

Vous n’êtes pas de l’île. Je ne vous ai jamais vu. À Paquetá tout le monde se connaît, ou du moins tout le monde sait qui est de l’île ou non. Vous êtes un touriste venu de Rio pour le week-end ? Pour la journée ?

Corcovaël                    — Vous vous levez tous les matins à cinq heures.

Pendant une heure et demi vous buvez du thé en faisant les mots croisés des journaux de la veille, après en avoir lu uniquement les pages de politique internationale et de foot, rien d’autre, jamais rien d’autre. Et à sept heures, tous les matins, vous vous mettez à votre table, là, celle-ci, avec cette thermos à café et vos paquets de cigarettes. Voilà.

Jude                             — Qui êtes-vous ?

Corcovaël                    — Vous êtes Jude, vous êtes Français, vous étiez écrivain.

Vous avez tout quitté à cause d’une histoire d’amour, d’un amour impossible, ce qui est, en fait, très, comment dire, littéraire … Vous êtes parti pour Rio de Janeiro parce que les Français partent toujours pour Rio de Janeiro, ou pour les îles. Et là, au bout de quelques mois, vous vous êtes définitivement installé à Paquetá, l’île au fond de la baie, au fond de la baie de Guanabara, la baie de Rio de Janeiro.

Vous vous êtes installé là, rue des Deux Frères, entre l’église Saint-Roch qui vous rappelle la paroisse de Paris dans laquelle la plupart de vos œuvres ont été représentées, et la place de Catimbau d’où vous regardez, tous les jours, au coucher du soleil, la montagne qu’on appelle le Doigt de Dieu.

Jude                             — Qui êtes-vous ?

Corcovaël                    — Vous avez quitté votre passé avec l’intention de cesser d’écrire.

                                       Mais depuis plusieurs mois vous aviez commencé une sorte de nouvelle comédie humaine autour

                                     des habitants de Paquetá. Un puzzle sans fin qui devrait dans votre esprit vous mener à la fin.

                                     Un texte fleuve destiné à n’être jamais publié, sur la vie de cette île tout au fond de la baie de Rio,

                                    de Rio de Janeiro, de la baie du fleuve de Janvier, qui n’est pas un fleuve.

C’est à peu près à cette époque, au début de la rédaction de ce livre qui ne devait jamais être un livre, qu’a commencé votre amitié avec le prêtre de l’île. C’est lui qui, un soir de la saint Sébastien vous a remis un document.

Jude                             — Qui êtes-vous ?

Corcovaël                    — C’est lassant cette question qui revient sans cesse.

À moins que ce soit le vouvoiement ? Tu as raison. Je sais que tu aimes l’élégance, la pudique élégance du vouvoiement. Ainsi et surtout l’amour de ta vie. Elle et toi, vous êtes toujours vouvoyés, c’était très beau, le vouvoiement extrême. Il n’y a que ton frère. Oui ton frère aîné, jeune enseigne de vaisseau disparu en mer au cours d’une manœuvre dans l’Atlantique. Gautier, parce qu’il était né un 22 janvier. Mais le 22 janvier c’est la saint Gautier de Bruges et ton frère préféra toujours la vie de Gautier de Pontoise. Et c’est ainsi qu’il disparut en mer une nuit du 8 au 9 avril.

Jude                             — Qui êtes-vous ?

Corcovaël                    — Gautier, ce frère qui était tout pour toi.

C’est en pensant à lui, qu’ici, arrivé à Rio, tu t’es fait passer pour un officier de la marine parti pour quelque raison personnelle. Ainsi a-t-on commencé à t’appeler Capitaine. Pour les gens, un officier de la marine c’est toujours un Capitaine ou alors un Amiral. Question d’âge. A Leme, où tu as d’abord vécu, juste au pied de Babylonia, à la boulangerie, au petit troquet où tu allais prendre ta caïpi le soir, tu étais le Capitaine, le Capitaine français. On ne pose jamais de question à un capitaine. On ne pose jamais de question à un homme qui a connu la mer. Capitaine, tous les liens avec ton passé, ton passé d’écrivain, étaient enfin coupés. Et Capitaine tu t’es installé à Paquetá. C’est ainsi n’est-ce pas, que doivent être les choses dans votre famille. L’aîné dans la marine, le second dans les ordres. Mais les ordres … les ordres pour les hommes comme toi … le bel et grand amour … le grand désordre de ta famille. Toi qui devais être prêtre …

Auprès du lit d’agonie de ta mère tu lui as pris la main, et elle a gémi un «oh ! … » qui n’était plus un gémissement mais une sorte de contemplation. Un «oh !  » si beau qu’elle s’en est allée en te tenant la main. Et c’est pour ce «oh ! » que tu t’en es allé, loin de l’écriture et loin de ton bel amour. Que tu es devenu Capitaine, le Capitaine de Paquetá. Capitaine, toi, qui n’a jamais connu la mer.

Jude                             — Qui êtes-vous ?

Corcovaël                    — Donc, en cette soirée de la saint Sébastien, après avoir

dîné ensemble au presbytère, le prêtre de l’île t’a remis un document. Le début d’une étude à partir d’une petite dizaine de lettres d’amour retrouvées dans les archives de la bibliothèque de l’évêché de Basse-Terre en Guadeloupe. Les lettres d’amour d’un jeune officier français à une esclave de cette île des Antilles, une belle, nommée Sidonie. Des lettres d’amour écrites d’ici, de Paquetá, entre 1788 et 1793. Le document fut apporté au prêtre d’ici par un jeune historien de Guadeloupe venu à Paquetá pour tenter de retrouver trace des lettres de la bien aimée à l’officier français. Ces lettres, après le départ du jeune historien, le prêtre a bien cherché à les retrouver, rien n’y fit. Ni ici, ni à Rio, aucune trace. Mais au cours de ses recherches, notre prêtre a fait une découverte pour le moins saisissante. Il a retrouvé la trace du chevalier français.

À toi la suite.

Jude                             — Pas avant que vous n’ayez répondu à ma question.

Corcovaël                    — Mais, Jude, tu la connais.

Tu la connais depuis l’instant où je suis entré. Regarde cet agrandissement au mur. Jude, tu vois, je t’appelle par ton nom, Jude …, tu peux bien m’appeler par le mien.

Jude                             — Non.

Corcovaël                    — Quoi, non ? Tu ne veux pas m’appeler par mon nom ou

tu ne veux pas croire que je suis Corcovaël.

Jude                             — Non. Un point c’est tout.

Corcovaël                    — Comme tu voudras. Je continue.

Nous avons notre brave curé de Paquetá qui se retrouve avec des lettres d’amour. L’histoire l’intéresse, et en plus il veut faire quelque chose pour ce jeune chercheur des Antilles qui lui est apparu tel un prince des Afriques, grand, le visage noble et doux, la démarche comme détachée et la voix profonde et chaleureuse. En un mot l’homme l’a impressionné par le mélange de force et de gentillesse qu’il dégageait. Un antique, moderne certes, mais un antique. C’est ainsi en tout cas que notre prêtre le vit. Mais rien dans les archives, rien à la maison des arts et lettres de Paquetá, rien dans la bibliothèque de doña Esperança, rien à Paquetá donc. Direction Rio. En ville rien non plus. Et cela va durer ainsi des mois et des mois. À chaque fois qu’il se rend à Rio il laisse des indications ici et là, à la bibliothèque de l’Evêché, chez les bouquinistes, chez ses amis religieux etc. … etc. … et rien. Jusqu’au jour où son ami de séminaire, le prêtre de Notre Dame de la Paix à Ipanema, lui dit qu’il a peut-être une piste. Son organiste, un lettré, qui se trouve être le responsable du tiers ordre franciscain pour tout l’Etat de Rio dirige la maison de retraite des religieuses de l’Ordre à Cantagalo. Et là, parmi ses pensionnaires, une certaine sœur Irène, à qui cette histoire de chevalier français à Paquetá évoque quelque chose. Le problème c’est que la brave vieille religieuse perd souvent la tête et qu’il faut en laisser et en prendre dans ce qu’elle raconte. Mais enfin … une piste. Et c’est ainsi que grâce à sœur Irène, voilà notre curé de Paquetá qui apprend que la solution se trouve dans un couvent de Franciscaines du côté de Theresópolis. Et c’est l’histoire du livre.

Jude                             — Oui, le livre, le livre des heures de Frère Antonio.

Corcovaël                    — Eh oui, car c’est toi qui y es allé. Toi que le prêtre de

Paquetá a envoyé rencontrer cette Mère Supérieure.

Jude                             — Le livre des heures de l’Ermite Antonio qui mourut dans

sa cabane il y a plus de deux siècles, dans sa cabane au pied du Doigt de Dieu, la montagne tout au fond de la baie de Rio, de la baie de Guanabara. Le livre des heures. Le livre des prières du jour d’un ermite mort il y a plus de deux cents ans …

Corcovaël                    — Et illustré par huit riches enluminures d’un chevalier

français. Un chevalier français nommé Gabriel de Saint Cast. Un livre d'heures et quelques feuillets d’un ermite rapportant leurs conversations. Un chevalier français, un moine ascète, et les notes de conversations de ces deux hommes dans une cabane au pied du Doigt de Dieu, il y a bien longtemps.

Jude                             — Les enluminures du livre d'heures qui racontent l’histoire

de Corcovaël l’ange du 8ème jour, l’ange de Guanabara.

Corcovaël                    — Nous y voilà.

Jude                             — Nous y voilà quoi ?

Corcovaël                    — Nous y voilà de toi. Toi à qui la Mère Supérieure à

la suite de votre rencontre a demandé d’écrire l’histoire de Corcovaël et de la lui rapporter, pour le couvent, une fois achevée. Quelle chance n’était-ce pas pour un écrivain qui veut rester inconnu, que d’écrire un livre dont le seul exemplaire ira rejoindre la bibliothèque d’un couvent. C’est exactement ce qu’il te fallait, c’est exactement toi que la Mère attendait.

Et te voici donc, avec quelques bribes de conversation et huit enluminures, à tenter depuis des mois, de raconter une histoire, l’histoire d’un ange, l’ange de Guanabara. De raconter avec des mots une histoire toute entière là, sous tes yeux, dans ces huit illustrations d’un livre de prières.

Et tu n’y arrives pas.

Tu projettes sur ce mur de ton bureau les photos de ces enluminures, tout est là, sous tes yeux. Et tu n’y arrives pas.

Jude                             — Je ne peux pas.

Corcovaël                    — Je suis là pour ça.

Jude                             — Non.

Corcovaël                    — Quoi non encore ?

Jude                             — Non à qui tu es.

Corcovaël                    — Tu peux bien dire tous les non du monde, c’est là,

devant toi, sous tes yeux depuis des mois. Moi, tu sais, j’ai tout mon temps. C’est pour toi que je suis là.

Tu as une histoire à écrire. Tu as devant toi l’agrandissement de la première enluminure. Et je suis là.

Bon j’y vais, je reviendrai quand tu en auras fini avec celle-ci, la première des huit. Je te laisse avec tes non. Ce que je sais et peux déjà te dire, c’est qu’à mon avis c’est parti. Ton texte va venir, va venir tout seul.

  la pièce a été publiée à la fin du Roman "Le Janvier du monde" paru aux éditions l'Age d'Homme.

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Rédigé par Henry LE BAL

Publié dans #Théâtre : Corcovaël

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Publié le 20 Novembre 2010

Tableau 1

• Dans un décor des plus sommaires, table, siège, lit, qui indique le plus extrême des dépouillements, les deux personnages sont habillés d'une façon banale, mais donnant cependant l'idée d'un anachronisme. Ils sont d'aujourd'hui alors que rien dans le décor ne restitue quoique ce soit du monde d'aujourd'hui. Une vingtaine d'années sépare les deux personnages.

Thomas.

Et quel est ton nom ?

Mathan.

Mathan, Mathan de Béthanie.

Thomas.

De Béthanie… Je comprends…

Tu étais présent ce jour-là ?

Mathan.

Non. Je gardais les moutons avec mon frère Eléazar. C'est Elioud, mon autre frère, l'aîné, qui nous a raconté le soir. Je me souviens que son histoire m'avait fait si peur que j'en avais fait des cauchemars toute la nuit et bien des nuits encore qui suivirent. Ce n'est que plus tard…

Thomas.

La résurrection de Lazare.

Mathan.

Oui. Depuis, mille fois ou plus certainement, je lui ai fait raconter et raconter encore l'histoire. Je crois que j'ai dû grandir et devenir homme avec ce récit. Pauvre Elioud à qui sans cesse, sans fin, je demandais toujours de nouveaux détails : qui a fait quoi ? Qui a dit ceci ou cela, et comment cela a-t-il été dit ? Lui était habillé comment ? Quel était le ton de sa voix… enfin… à l'infini. Quand j'y pense aujourd'hui, quelle patience fut celle de mon frère à toujours y revenir, pour moi, sans sembler se lasser.

Thomas.

Béthanie…

Mais je ne comprends toujours pas.

Mathan.

Quoi donc ?

Thomas.

Ça, cette … chose que tu attends de moi.

Mathan.

Je te l'ai dit.

C'est très simple : te peindre.

Thomas.

Oui, ça j'avais bien entendu. Mais pourquoi ?

Mathan.

Pourquoi ?

Thomas.

Oui, tu me vois… alors, me peindre ?…

Mathan.

Mais parce que je…

Thomas.

Non.

 

Reviens demain avec une autre réponse.

 

Nous parlerons encore…

Mathan.

Thomas…

Thomas.

Oui ?

Mathan.

Non rien, tu as raison, à demain…

 


Tableau 2

Même décor, mêmes personnages.

Thomas.

Avant que tu ne parles, bois un peu de cette eau.

Prends ton temps. Elle vient du jardin. Les paroles ont un goût nouveau quand on a bu à la source…

 

Alors ?… Nous en étions restés à ta curieuse demande. Et d'abord, peindre, dessiner, c'est un art. Où donc l'as-tu appris ?

 

Comment un enfant de Béthanie se fraye-t-il un chemin pour parvenir à rencontrer un maître en cette matière ?

Mathan.

Un tout jeune homme doit partir de chez lui. Un jeune homme qui se trouve chez un parent, commerçant à Éphèse. Puis là… les premières lectures, les premières rencontres, et les autres rencontres…

Thomas.

Je vois…

Mais enfin, cet art ?

Mathan.

Garder quelque chose.

 

J'ai vu à Éphèse des sculptures, des peintures vieilles de plusieurs siècles déjà. Des peintures sur des sujets très différents. La sculpture, j'y ai pensé un temps, mais ça ne correspondait pas à ce que j'ai su qu'il fallait que je garde… ce qu'il fallait garder.

Thomas.

Garder ? Mais tout est gardé. Tout ce qui a été vécu et dit, se transmet. Rien n'est perdu.

 

Garder ? Si tel est ton vrai but, suis-moi, accompagne-moi. Pour quelques temps encore je suis ici, où tu m'as retrouvé, logeant dans cette petite maison qu'on me prête.

Oui, suis-moi et je te raconterai ce qui a été dit, ce que nous avons vécu.

Et tu pourras l'écrire, fidèlement, afin que ça reste. Oui, c'est peut-être une bonne chose. J'ai tant à faire. Garder ?… Oui… Peut-être… Mais tout n'était pas de la parole. L'écrire ? Peut-être, pour atteindre d'autres lieux où je pourrais aller ? Oui, peut-être ? Encore que la parole se répand plus vite que les textes écrits.

 

Qu'en dis-tu ?

Mathan.

Je veux bien rester avec toi. Je veux bien te suivre et montrer tout ce que tu me raconteras, de ce qui s'est passé.

Mais toi, peux-tu me faire la grâce d'accepter ce que je te demande.

Thomas.

Décidément, je ne comprends pas. Ce qu'il y a à garder, est dans les paroles. Me peindre ? Mais qui suis-je moi, Thomas, pour que tu veuilles ainsi garder les traits de mon visage ?

Mathan.

Il ne s'agit pas de cela. Je veux garder ce moment sur lequel je ne peux mettre des mots…

Thomas.

Quel moment ?

Mathan

Thomas.

Parle. Sois sans crainte…

Mathan.

Je te vois, là, devant moi, et me voici me découvrant ne pouvoir te le dire. Je ne m'attendais pas à cela. Ma pensée est comme arrêtée…

 

Me permets-tu de laisser passer une nuit ? … Oui, revoyons-nous demain que j'ai le temps de me préparer à ton regard pour te parler de ce moment.

Thomas.

Comme tu voudras. Tu sais où me trouver.

Mathan.

À demain Thomas.

Thomas.

À demain…

 


Tableau 3

• Même décor.

 

Thomas.

Passé une bonne journée ?

Mathan.

Oh oui, pleine de pensées tournoyantes. Des pensées que j'avais crues si familières et qui sont venues et revenues à moi, certaines renversant ce que j'avais su d'elles, d'autres aussi étrangères que si je les avais eues à l'esprit pour la toute première fois.

Thomas.

Je connais ce… tournoiement.

 

Un peu d'eau ?…

• Mathan répond d'un signe par l'affirmative. Thomas le sert. Ils boivent en silence.

Thomas.

Je t'écoute…

Mathan.

Éphèse…

Thomas.

Oui, Éphèse, et…

Mathan.

C'est là que j'ai rencontré Jean, le frère de Jacques, fils de Zébédée…

Thomas.

Jean… Oh Jean…

Mathan.

Oui ?

Thomas.

Jean… C'était Jean… Il n'était pas comme nous… Te dire pourquoi ?… Non, je ne saurais…

• Thomas reprend de l'eau.

 

Il était comme nous tous, bien sûr, c'est pas ça que j'ai voulu dire, mais quand même, il avait quelque chose de différent, oui, de différent sur son visage, quand Jésus parlait. J'ai vu ça. Oui, je l'ai vu.

 

Quoi, je l'ignore… ou plutôt je crois savoir aujourd'hui, mais je n'arrive pas à mettre des mots, les mots qui conviendraient…

 

 

 

Entends-moi bien, Jeune Mathan, je suis aujourd'hui ici, là demain, pour raconter ce qui s'est passé. Rapporter avec fidélité les paroles prononcées.

Transmettre. Transmettre ce qui était de lui, Jésus. Mais moi, Thomas, je n’ai rien à dire. Rien à dire de moi…

 

Tu comprends ? Et Jean c'est… Oui… Quand Jésus parlait, sur son visage, le visage de Jean, il y avait quelque chose de pas comme nous… Et ça… moi, Thomas… tout ce que je peux faire, c'est de m'en souvenir. Le souvenir d'un visage, pour le reste… les mots sont ceux de Jésus…

Mathan.

Jean… Je l'ai beaucoup écouté…

Thomas.

Tu voulais faire son portrait à lui aussi ? Décidément…

Mathan.

Oh non. D'ailleurs à cette époque, dans ces moments où nous fûmes ensemble, l'idée de peindre ou de dessiner m'était complètement inconnue. Du moins au début. Moi je venais de Béthanie, je te l'ai dit. Et c'est à Éphèse, auprès de Jean, que j'ai commencé à …

Thomas.

À vouloir tout conserver, toi aussi, pour pouvoir transmettre à ton tour.

Mathan.

Oui, si l'on veut, au début du moins. Je notais tout dans ma tête, et le soir j'écrivais, de mémoire.

Thomas.

Alors pourquoi es-tu ici ? Tu veux nous retrouver tous, les uns après les autres, pour retranscrire les détails, que l'un ou l'autre aurait oubliés ?

Mathan.

Ce n'est pas de cela dont il est question…

Thomas.

Je t'écoute toujours…

Mathan.

Jean un soir m'a parlé d'une chose…

 

d'une chose te concernant, toi et toi seul… Et je suis là pour cette raison…

Thomas.

Voyons donc ce que cherche le jeune Mathan de Béthanie.

Mathan.

Oui, partons de Béthanie.

Thomas.

Béthanie… Je ne vois pas…

Mathan.

Jean m'a rapporté une phrase que tu as dite, toi, ce jour-là…

Thomas.

Moi ?

Mathan.

« Allons, nous aussi, et mourons avec lui. »

 

Cette phrase, c'est toi qui l’as prononcée.

 

Cela se passait quelques jours avant les évènements. Tous vous sentiez qu'il y avait un grand danger à se rapprocher de Jérusalem. Mais toi tu as dit :

 

« Allons (…) mourrons avec lui… »

Thomas.

Oui, j'étais prêt ce jour-là. Faut comprendre… Ce n'était pas du courage, non, sûrement pas, c'était juste qu'auprès de lui… c'était…

 

Enfin

 

Et tu es là pour cette phrase que j'aurais dite ce jour-là ? Ça n'a pas de sens.

Mathan.

Certes non… Mais ça commence à Béthanie, comme pour moi…

Thomas.

Je ne vois toujours pas…

Mathan.

Mais si, je crois…

Thomas.

Ah oui, Jean…

 

Il t'a raconté, n'est-ce pas ?

Mathan.

Oui.

 

Ce qui s'est passé après les évènements.

 

« Si je ne vois pas dans ses mains, la marque des clous (…) si je n'enfonce par ma main dans son côté, je ne croirai pas. »

 

 

Thomas.

Jeune Mathan… Ainsi donc, tu es l’un de ces hommes que les Grecs appellent les philosophes. Je comprends ton voyage d'Éphèse jusqu'ici. Du courage de Béthanie au… moi de Jérusalem…

Et entre les deux, Jésus qui ressuscite Lazare, puis la résurrection…

 

Beau sujet pour un jeune philosophe sans doute…

Mais je vais te décevoir, je ne fus pas Thomas le courageux, à Béthanie, j'étais juste avec Jésus, et auprès de lui je n'étais plus… c'était… c'était lui…

 

Quant à cette nuit où il apparut ressuscité auprès de tous, sauf moi…

 

Ça montre une seule chose, sans lui…moi…

 

Tu vois donc, apprenti philosophe, qu'il n'y a rien à tirer de moi.

 

Tu aurais du rester auprès de Jean, à Éphèse. Moi je suis ici aujourd'hui pour raconter ce qui a été fait et dit ; le raconter à des gens qui n'en ont jamais entendu parler. Toi, auprès de Jean, tu as tout entendu déjà. Note tout ceci, si tu penses qu'il faut le garder, tout ce que Jean t'a rapporté, transmets-le à ton tour. C'est la seule chose importante. La seule que tu doives faire à présent.

 

Maintenant, si tu souhaites me suivre dans la mission qui m'a été confiée et que j'accomplis ici, sois le bienvenu. Mais si tu le fais en philosophe, sache que…

 

Comment dire…

Mathan.

Thomas…

Thomas.

Oui ?

 

 

Mathan.

Il n'est pas question de ceci…

Tu te souviens, je veux te peindre.

Thomas.

Encore cette folie ?

 

Décidément, je ne te comprends pas du tout.

 

Qu'est ce qu'un jeune philosophe cherche dans le dessin et la peinture ?

Mathan.

Mais qui parle de philosophie ?

Moi ? Sûrement pas.

Je t'ai laissé dire mais en ce qui me concerne, je ne suis ici que pour une chose : te peindre.

Thomas.

Alors je te le redis, à mon tour, je ne comprends rien à tout ceci. À présent, il se fait tard. Demain une autre journée nous attend.  À chaque jour sa peine.

Mathan.

Alors à demain Thomas…

Thomas.

Décidément.

•Un homme qui était assis à une table, entre la scène et le public, se lève. C’est l’auteur.

L’auteur.

 

aux acteurs

Excusez-moi.

au technicien

Fred, c’est la lumière qu’on avait hier ?

Le technicien répond de la tête par l’affirmative.

L’auteur.

au technicien

Je ne sais pas, je trouve qu’elle fait moins « peinture ».

Le technicien lui répond par des gestes.

L’auteur.

aux acteurs

Excusez-moi.

L’auteur fait un geste aux comédiens pour leur demander de reprendre. Et il retourne s’asseoir à sa table.

La pièce est éditée après le Roman La Porte (Ed. L'äge d'homme)

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Rédigé par Henry LE BAL

Publié dans #Théâtre : 1H1-4

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